Live News

Maya de Salle, anthropologue : «Ce lien traditionnel à la mer, nous le perdons»

Dans cet entretien, l’anthropologue Maya de Salle explore comment les arrivées successives, la créolisation, les mémoires maritimes et les pratiques culturelles ont façonné l’identité mauricienne. La mer, explique-t-elle, demeure au cœur de notre histoire collective.

Maurice est peuplée par des communautés et cultures venues de plusieurs continents. Comment cette histoire d’arrivées successives a-t-elle posé les bases de notre identité collective ?
L’arrivée et l’installation dans l’île de populations venues des quatre coins du monde résultent d’un processus long, parfois violent, souvent marqué par des déplacements contraints – esclavage, engagisme –, puis par des migrations volontaires. Au fil du temps, ces groupes ont dû s’adapter à un territoire nouveau, y reconstruire leur vie, recomposer leurs pratiques, leurs langues, leurs croyances. Finalement, pour que les générations suivantes puissent y ancrer leurs racines. 

« La mer structure profondément l’imaginaire mauricien : peurs, tabous, légendes de sirènes ou récits de voyages… »

De ces interactions multiples est née une identité mauricienne aux héritages culturels pluriels : non pas une identité homogène, mais un « noyau commun », un vivre-ensemble façonné par l’histoire, les rencontres, les tensions et les ajustements successifs. C’est un processus subtil où chacun, à sa manière, a joué un rôle, a contribué à ce tissu collectif qui fait que Maurice et les Mauriciens soient ce qu’ils sont aujourd’hui. 

Quel rôle la mer a-t-elle joué comme espace de passage, de rupture, mais aussi de rencontre entre ces différentes populations ?
La mer est partout, elle nous entoure. Dans un petit État insulaire comme Maurice, on se définit par rapport à notre territoire, notre île, mais donc aussi, forcément, par ce rapport constant à l’extérieur, à l’ailleurs. L’identité mauricienne a cette particularité que tous les Mauriciens sont venus d’ailleurs : chacun porte, quelque part, l’histoire d’une traversée de l’océan. 

La mer porte donc en elle une forme de dualité : elle nous sépare du monde autant qu’elle nous y relie. C’est l’espace des longues traversées – parfois douloureuses – qui ont conduit nos ancêtres ici ; mais c’est aussi une mer nourricière, un espace qui suscite autant la peur que la fascination. 

Dans certaines cultures, on parle de kala pani, « l’eau noire », pour dire ce tabou de voyager au-delà des eaux, cette crainte de l’inconnu. Et paradoxalement, beaucoup de Mauriciens ne savent pas nager, alors même que la mer fait partie de leur paysage quotidien. 

Si la mer est un lieu de rupture avec le territoire ancestral, elle est aussi un fil qui nous relie à lui : elle nous rappelle d’où nous venons et comment nous sommes arrivés. Et au-delà du vécu, elle structure profondément l’imaginaire mauricien : peurs, tabous, légendes de sirènes ou récits de voyages… Toute une mémoire sensible et symbolique qui renforce ce lien commun à tous les Mauriciens, façonné par l’océan.

« L’intégration du patrimoine maritime dans les politiques culturelles devrait être pensée de manière transversale »

Lorsque vous parlez de créolisation et d’Indianocéanie, comment cela éclaire-t-il notre histoire insulaire ?
Quand on parle de créolisation au sens anthropologique, il s’agit avant tout de la rencontre de cultures, de langues, de pratiques, de croyances, de manières de vivre. Je précise toujours ce point, parce qu’à Maurice le terme « créole » renvoie souvent à une catégorie ethnique, une communauté, ce qui n’est pas son sens anthropologique. Dans ce sens-là, toute personne née dans une société issue de ces processus est d’identité créole. 

La créolisation, c’est ce mouvement de rencontre et de transformation qui se joue au fil du peuplement de l’île : des cultures arrivent avec les différentes populations – colons, esclaves, engagés, commerçants, artisans –, chacune porte un bagage, des pratiques, une mémoire. Et ici, dans ce nouvel espace, s’opèrent des dynamiques d’adaptation, d’emprunts, d’échanges, parfois d’abandon, qui donnent naissance à quelque chose de nouveau. Une culture hybride, en mouvement, qui, au fil des générations, s’autonomise de ses sources pour devenir une culture créole à part entière, avec ses propres références et ses propres formes.

Dans l’Indianocéanie, on observe des trajectoires similaires. Les îles partagent une histoire de circulations, de rencontres, de métissages culturels. On retrouve ainsi des échos d’une même matrice culturelle : par exemple certaines pratiques musicales – rythmes, instruments, chants – qui existent à Madagascar, et que l’on retrouve transformées, adaptées, dans les séga de Maurice, de Rodrigues ou de La Réunion. De même, des savoirs médicinaux ou des pratiques culinaires ont voyagé d’île en île, portés par les populations et réinventés dans chaque contexte.

L’Indianocéanie forme ainsi un territoire commun : même si l’océan nous sépare, il tisse aussi des liens profonds. En filigrane, nous partageons un héritage, des imaginaires et des pratiques qui nous rapprochent inexorablement.

« Comment rester une société insulaire si le lien culturel à la mer se distend ? »

Quelles traditions ou pratiques populaires liées à la mer mériteraient, selon vous, d’être davantage valorisées ou protégées ?
La vie marine doit être préservée – cela semble une évidence, mais c’est d’autant plus vrai dans une île où la mer fait partie intégrante de la vie quotidienne. Les anciens pêcheurs du Morne ou de La Gaulette racontent souvent qu’autrefois, ils pêchaient uniquement ce qu’il leur fallait pour vivre : de quoi nourrir leur famille, et peut-être échanger quelques poissons contre des légumes avec un voisin. 

La pêche n’était pas pensée comme une activité destinée à produire « toujours plus », mais comme un moyen de subsistance, inscrit dans un équilibre avec l’environnement. Cette limitation contribuait à préserver les lagons. Les mailles des casiers laissaient passer les plus petits poissons, les plus jeunes ; cela relevait autant du bon sens que de la transmission des anciens.

Aujourd’hui, ce rapport s’est profondément modifié. La pêche industrielle et commerciale, les technologies permettant d’aller plus loin et de prendre davantage, ont rompu cet équilibre. Les vieux pêcheurs le disent, il n’y a plus de poissons dans nos lagons, la pêche ne permet plus à une famille de vivre.

Ce lien traditionnel à la mer, à son écosystème et à ses ressources, nous le perdons. Il est primordial de garder ces connaissances qui nous lient à la mer et nous permettent de comprendre que la mer n’est pas une ressource inépuisable, mais un espace vivant dont nous dépendons. Dans un monde de consommation de masse et hyper matérialiste, il faut parfois s’arrêter et se demander ce qui vaut le plus la peine d’être respecté : notre voiture et notre téléphone dernier cri, ou l’environnement marin et la nature qui nous entourentet qui nous permettent de vivre. Prendre soin de la mer n’est pas une option : c’est une nécessité absolue.

Comment la transmission orale – chants, contes, récits de voyage – a-t-elle contribué à forger notre rapport collectif à la mer ?
Les traditions orales ont joué, et jouent encore, un rôle essentiel. Pendant longtemps, c’est par elles que l’on apprenait à raconter la mer, à la comprendre, à la craindre autant qu’à la respecter. Les savoirs circulaient avant tout par la parole : les vieux pêcheurs transmettaient l’art de « lire » les vagues, les courants, les marées, les nuances de couleur de l’eau ; les mères chantaient des berceuses où la mer pouvait être tour à tour protectrice, capricieuse ou menaçante.

Et puis il y avait les récits de traversées – ceux des ancêtres venus d’Afrique, d’Inde, de Chine, d’Europe – qui ont nourri cette mémoire collective : presque chaque famille porte, quelque part, l’histoire d’un bateau, d’un départ, d’un océan franchi.

Ces chants et ces récits, ces fragments de mémoire transmettent aussi une forme d’écologie intuitive : ils apprennent à respecter la mer, à comprendre ses dangers, ses cycles, ce qu’elle donne et ce qu’elle reprend. Et cela crée une mémoire commune, même au sein de populations venues d’horizons très différents : on partage tous cette mer comme horizon d’arrivée, d’espoir, parfois de rupture.

« Les vieux pêcheurs transmettaient l’art de ‘lire’ les vagues, les courants, les marées, les nuances de couleur de l’eau… »

Quels enjeux identitaires émergent aujourd’hui, à l’heure où la modernisation risque d’effacer certains savoirs liés au littoral ?
Aujourd’hui, le risque principal, c’est la déconnexion à la mer. Beaucoup de Mauriciens vivent proches du littoral, mais n’ont plus de lien direct avec lui. La mer devient un décor, un paysage touristique, un joli background pour un selfie à poster sur les réseaux sociaux – alors qu’elle était autrefois un espace vital de subsistance, de travail, de dangers, de socialisation et de savoirs.

Plusieurs enjeux émergent :
La perte des savoirs vernaculaires : savoir lire un lagon, reconnaître un vent, comprendre le rythme des marées… Ce sont des compétences culturelles, identitaires, un pan de notre patrimoine culturel immatériel, qui disparaissent avec les générations.

La rupture intergénérationnelle : les plus jeunes n’ont parfois plus accès à ces savoirs, alors qu’ils faisaient autrefois partie de la transmission quotidienne.

La fragilisation des communautés côtières : pêcheurs, artisans du littoral, familles vivant du lagon. Leur identité est intrinsèquement liée à ces pratiques marines ; quand elles disparaissent, c’est tout un mode de vie, un rapport au monde, qui s’efface.

La restriction d’accès à la mer : la modernisation, le tourisme, les grands projets immobiliers transformant progressivement l’accès à la mer et ses usages. Ce qui devrait être un droit commun pour tous les Mauriciens est en train de devenir un privilège réservé à certains.

Au fond, la question identitaire contemporaine pourrait se résumer ainsi : comment rester une société insulaire si le lien culturel à la mer se distend ? On ne peut pas être une île uniquement par la géographie ; on l’est aussi par un rapport vécu, sensible, transmis.

À partir de votre expérience de terrain depuis plus de vingt ans à Maurice, quelles pistes recommanderiez-vous pour mieux intégrer le patrimoine maritime dans les politiques culturelles ?
L’intégration du patrimoine maritime dans les politiques culturelles devrait être pensée de manière transversale : pas seulement comme la conservation d’objets, de sites ou d’écosystèmes, mais comme un système vivant, ancré dans des pratiques, des savoirs et des expériences humaines. Quelques pistes essentielles :

Valoriser les savoirs des communautés côtières : impliquer les pêcheurs, les charpentiers de marine, les plongeurs dans les programmes de transmission. Ils ne sont pas de simples « informateurs », mais des détenteurs de connaissances fines, irremplaçables.

Documenter d’urgence les savoirs en voie de disparition : enregistrer les témoignages, filmer les gestes, collecter les récits et les lexiques. La mémoire maritime est fragile ; elle peut disparaître en une génération.

Intégrer la mer dans l’éducation : enseigner à l’école non seulement l’histoire maritime, mais aussi la lecture du lagon, les dangers, les courants, les cycles, les noms vernaculaires des poissons, les gestes de respect de la mer. C’est renforcer le sentiment d’appartenance insulaire et une relation sensible à l’environnement.

Créer des espaces muséographiques vivants : des lieux de médiation où l’on expérimente : écouter des récits, manipuler des objets, entendre des chants marins, comprendre les routes migratoires de nos ancêtres. Un musée qui fait sentir, comprendre et vivre la dimension maritime.

Inclure pleinement le patrimoine immatériel dans les politiques de conservation : non seulement protéger les plages, les récifs ou les lagons, mais aussi les pratiques, les rituels, les fêtes, les métiers et les savoir-faire liés à la mer.

Soutenir les projets artistiques et communautaires liés à la mer : la création contemporaine offre des moyens puissants de réinventer notre rapport au littoral, de le questionner et de le transmettre autrement.

Tout cela suppose une approche éco-culturelle intégrée, où l’environnement, la culture, l’économie et le social sont pensés ensemble. La mer n’est pas seulement un patrimoine naturel ou une ressource économique ; elle est une part essentielle de notre identité culturelle et de nos imaginaires collectifs.

Dans vos travaux, comment percevez-vous l’évolution actuelle du sentiment d’appartenance insulaire chez les Mauriciens, notamment face à la mondialisation et aux mutations sociales ?
Au regard de tout ce que nous avons évoqué, le sentiment d’appartenance insulaire ne peut qu’évoluer : il se transforme, il se recompose. Pendant longtemps, être Mauricien, c’était avant tout être « de cette île », appartenir à un territoire clairement délimité par la mer. Une identité ancrée dans le territoire. 

Aujourd’hui, on observe deux mouvements parallèles. D’un côté, il existe un attachement très fort à l’île chez les Mauriciens qui vivent, étudient ou travaillent à l’étranger. La distance et le rapport à l’autre renforcent souvent l’identité : dehors, on se sent simplement Mauricien, au-delà des appartenances communautaires. On voit aussi une grande fierté envers les productions locales – cuisine, musique, expressions culturelles – comme une manière de garder sa part mauricienne vivante.

Mais en parallèle, ici sur l’île, on constate parfois un sentiment d’éclatement identitaire : entre d’un côté les replis communautaires encore très présents, et de l’autre une nouvelle génération profondément immergée dans la mondialisation, les réseaux sociaux et la mobilité professionnelle. Ces jeunes naviguent entre plusieurs mondes, plusieurs esthétiques, plusieurs appartenances. Ils peuvent se sentir liés à Maurice, mais aussi à des communautés globales – musicales, numériques, linguistiques.

Ces transformations sont amplifiées par les nouvelles mobilités : étudiants qui partent étudier au loin, expats qui s’installent, travailleurs étrangers qui circulent et reconfigurent le paysage social. Tout cela produit une identité mauricienne plus mobile, plus diffuse, plus connectée, plus hybride.

On n’assiste pas à un effacement, mais à une recomposition. L’insularité n’est plus seulement géographique : elle devient relationnelle. On peut être « insulaire » dans la dispersion, dans un réseau, dans une diaspora, dans une communauté en ligne. L’appartenance ne se réduit plus à un lieu physique, mais elle s’ancre aussi dans des pratiques, des langues, des mémoires, des liens.

Mais malgré ces dynamiques globales, la mer reste une frontière symbolique puissante. Le monde se rapproche, les distances se réduisent, mais l’océan rappelle toujours que Maurice est un monde en soi, un espace singulier. C’est dans cette tension – entre ouverture globale et ancrage insulaire – que se fabrique aujourd’hui l’identité mauricienne.

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !