Avec plus de 15 ans d’expérience dans les ONG et organisations internationales, Karuna Rana, fondatrice et directrice de Big Ocean States Initiative, également cofondatrice du SIDS Youth Aims Hub (SYAH), œuvre à bâtir une économie bleue inclusive qui valorise les communautés locales et révèle toute la richesse de nos États océaniques.
Big Ocean States Initiative (BOSI), c’est quoi ?
BOSI est une plateforme conçue par et pour les îles, ou plutôt les grands États océaniques (Big Ocean States – BOS). Basée à Maurice, elle déploie ses actions à travers l’Afrique, l’Asie, le Pacifique et les Caraïbes. Sa mission est d’accélérer l’innovation, le financement, l’impact et le leadership insulaire, en soutenant les solutions locales et en amplifiant la voix des îles dans les espaces internationaux.
BOSI œuvre à développer une innovation océanique équitable afin que les communautés locales, les femmes, les jeunes et les pêcheurs participent pleinement à l’économie bleue et en deviennent des acteurs moteurs.
L’initiative s’engage également dans la lutte contre la pollution plastique, la promotion des « Blue Foods » à travers la pêche durable et l’innovation autour des algues tout en explorant des solutions climatiques basées sur l’océan. Elle se consacre à renforcer la coopération entre îles et à favoriser le partage des connaissances pour bâtir ensemble un avenir marin plus équitable et durable.
Repositionner Maurice comme un Big Ocean State (…) c’est passer d’un narratif de limitation à un narratif de leadership»
Comment BOSI cartographie-t-elle les innovations locales pour combler le « Blue Gap » ?
BOSI identifie et valorise les innovations locales, qu’elles soient technologiques, sociales, communautaires ou traditionnelles, souvent invisibles et sous-financées. Cela inclut des solutions contre la pollution plastique, des innovations liées aux algues, des outils pour une pêche durable ou encore des initiatives portées par des jeunes et des femmes. L’objectif est de mettre en lumière ce maillon manquant de l’écosystème mondial de l’innovation océanique et de donner aux communautés les moyens de partager leurs solutions.
À travers des programmes comme le Big Ocean Leadership Launchpad, le Blue Investment Readiness Index (BIRI) et bientôt le Big Ocean States Innovators Gateway, BOSI accompagne les innovateurs dans le renforcement de leurs compétences, leur visibilité et leur crédibilité auprès des bailleurs et investisseurs. L’ambition est de transformer ces initiatives locales en leviers durables pour l’économie bleue et faire du réseau BOSI, un gage de confiance et de leadership insulaire.
Pourquoi avoir choisi de repositionner Maurice non pas comme un petit État insulaire en développement (PEID) mais comme un BOS ?
J’ai voulu faire évoluer le narratif de PEID vers celui de BOS car le terme petit ne reflète en rien notre réalité. Petit par rapport à quoi, et à qui ? Les PEID contrôlent collectivement 30 % des océans et mers du monde. En moyenne, nous sommes 95 % océan et seulement 5 % terre. Nous ne sommes pas petits. Nous sommes de grands États océaniques.
Repositionner Maurice comme un BOS permet de restaurer le pouvoir, la dignité et l’équité des nations insulaires dans les discussions internationales sur les politiques océaniques et l’accès au financement. En tant que « zilwa », nous avons une responsabilité envers nos vastes espaces marins, d’où l’urgence de les protéger. C’est passer d’un narratif de limitation à un narratif de leadership.
Karuna, que signifie concrètement décoloniser l’océan et promouvoir l’équité dans le contexte mauricien ?
Décoloniser l’océan et promouvoir l’équité signifie examiner la manière dont nos espaces marins sont gouvernés et qui en bénéficie réellement. Cela nous oblige à poser deux questions essentielles : Qui bénéficie directement ou indirectement de l’océan ? Et qui prend les décisions ? Car ceux qui décident pour l’océan déterminent qui en bénéficie.
Tout le monde ne bénéficie pas de manière égale des opportunités de l’économie bleue»
Pourquoi est-il important d’en parler ?
Une grande partie de notre législation maritime, de nos droits d’accès et de nos systèmes de savoir dominants proviennent encore de cadres historiques qui ne plaçaient ni les îles ni les réalités locales au centre. Par conséquent, Maurice, comme d’autres îles, est souvent absente des espaces de décision internationaux alors même que nous sommes en première ligne face aux crises climatiques et océaniques.
Au niveau national, les mêmes dynamiques se répètent car tout le monde ne bénéficie pas de manière égale des opportunités économiques de l’économie bleue. Ainsi, parler de décolonisation et d’équité est essentiel car sans cela, les politiques marines risquent de renforcer les inégalités plutôt que de les corriger.
Pour Maurice, cela signifie veiller à ce que ceux qui vivent le plus près de l’océan aient une voix dans la définition de son avenir et que les bénéfices de l’économie bleue soient partagés de manière équitable. Cela implique aussi de privilégier l’expertise locale plutôt que de recourir systématiquement à des consultants externes, et de construire des partenariats Nord–Sud réellement égaux.
Finalement, il s’agit de reconquérir notre pouvoir d’agir en tant que BOS et de prendre des décisions par les îles, pour les îles.
Quel lien historique les Mauriciens entretiennent-ils avec l’océan ?
Nous entretenons une relation complexe et émotionnelle avec l’océan. Pour beaucoup d’entre nous, la mer n’est pas seulement un paysage, elle fait partie de notre histoire et de notre mémoire collective.
L’océan a été le passage par lequel nos ancêtres sont arrivés ici, certains enchaînés et d’autres comme travailleurs engagés, soumis à des conditions dures et coercitives. Maurice n’a peut-être pas de population indigène au sens traditionnel, mais nous avons des plages ancestrales, des lieux où la mémoire, la lutte et l’identité rencontrent le rivage.
Mais l’océan porte aussi les histoires de celles et ceux qui ont résisté et ont reconstruit leur vie sur cette île.
Que signifie cette mémoire collective aujourd’hui ?
Aujourd’hui, se souvenir de cette histoire est essentiel car elle fait appel à notre relation à l’océan et à notre histoire humaine. L’océan porte les récits de ceux qui ont subi l’exil, survécu à des traversées inimaginables, puis qui se sont adaptés et ont reconstruit leur vie sur notre île.
Il est important que nous honorions l’océan non seulement pour sa valeur écologique, mais aussi pour son rôle dans notre parcours ancestral et la manière dont il a porté à la fois nos blessures et notre résilience.
Comment faire de l’océan un espace d’apprentissage, de soin et de citoyenneté ?
L’immersion dans l’océan est le point de départ. Lorsque les enfants font du snorkeling, explorent les mares résiduelles ou apprennent les bases de la natation dans le lagon, ils développent la curiosité et le sentiment de connexion. Mais l’immersion doit être associée à un apprentissage scientifique pour comprendre comment fonctionnent les écosystèmes marins. Cela transforme la fascination en connaissance et en engagement.
Les écoles peuvent renforcer cela grâce à un apprentissage expérientiel et scientifique dans l’environnement marin, et pas seulement en salle de classe. Par exemple, l’organisation dirigée par des jeunes de l’ONG « Sov Lanatir » organise « Lekol dan Lanatir », un programme permettant d’apprendre sur les mangroves directement sur le terrain. Voir et étudier l’océan de près développe le sens des responsabilités.
En tant qu’îliens, nous sommes les gardiens d’un vaste espace océanique. Donc, apprendre aux enfants à accepter cette responsabilité permet de former une génération prête à prendre soin de son BOS.
Quelle a été la contribution de BOSI aux dialogues pré-consultatifs des Assises de l’pcéan ?
En tant que partenaire des Assises de l’océan, BOSI a porté le thème « Explorer l’océan : jeunesse, femmes et sensibilisation sociale », l’un des dix volets des dialogues pré-consultatifs. Nous avons choisi une approche en deux temps : d’abord en salle pour poser les bases de la réflexion, puis sur la plage et en mer afin de transformer ces échanges en une expérience concrète et vivante de l’océan.
Qui étaient les participants et qu’avez-vous fait concrètement ?
La première partie du dialogue pré-consultatif, tenue le 11 octobre dernier, a rassemblé un large éventail de participants pour une session de questions-réponses directes et sans filtre avec le ministre de l’Économie bleue et le Junior Minister. Cette rencontre a été suivie d’ateliers collaboratifs où les participants ont pu débattre et formuler des recommandations clés.
La deuxième partie, organisée le 18 octobre sur la plage de Péreybère, visait à passer de la réflexion à l’expérience. Nous ne voulions pas parler d’« exploration de l’océan » sans y plonger réellement les gens. En partenariat avec le ministère de l’Économie bleue et l’Union européenne, nous avons ainsi lancé le Big Ocean Immersion Day, offrant aux participants, en particulier les jeunes et les femmes, l’opportunité de découvrir l’océan aux côtés des décideurs politiques.
La participation était ouverte à tous : jeunes, organisations de femmes, pêcheurs artisanaux, ONG et groupes communautaires. Nous avons toutefois mis l’accent sur l’inclusion de coopératives dirigées par des femmes, de communautés de pêcheurs comme l’Association des pêcheurs de Bel-Ombre ainsi que de journalistes, invités non seulement comme observateurs mais comme acteurs à part entière du dialogue.
Les décisions liées à l’océan doivent s’appuyer sur l’observation directe et un dialogue inclusif, plutôt que sur des discussions confinées dans des bureaux»
Quelle est l’importance des Assises de l’océan ?
Les Assises de l’océan, en particulier les dialogues pré-consultatifs, ont été conçues pour offrir à des parties prenantes, y compris les communautés locales, un espace pour partager leurs perspectives et leurs priorités sur les enjeux liés à l’océan. En principe, ce processus constitue une étape importante car il permet de recueillir des contributions qui orienteront l’élaboration d’une feuille de route de l’économie bleue que Maurice est en train de construire.
Quelles sont les attentes de BOSI concernant les Assises de l’océan ?
BOSI valorise tout processus national qui cherche à rassembler différents acteurs autour de la table. Notre espoir est que les Assises de l’océan reflètent ces perspectives et débouchent sur une feuille de route pour l’économie bleue qui priorise la santé de l’océan et reste ancrée dans les réalités de celles et ceux qui dépendent de l’océan au quotidien.
Expliquez-nous l’Initiative Big Ocean Immersion Day.
Le Big Ocean Immersion Day est un événement communautaire et expérientiel qui invite chacun à entrer en contact direct avec l’océan pour tisser une relation intime et profonde avec lui. Au programme : natation, snorkeling, plongée sous-marine, apnée, nettoyages de plage et rencontres interactives avec des pêcheurs locaux.
Au-delà des activités, les participants explorent des thématiques essentielles telles que l’engagement des jeunes, l’inclusion des femmes et la préservation des écosystèmes marins. L’initiative met un accent particulier sur la démocratisation de l’accès à l’océan en offrant aux communautés locales, qui sont souvent privées de ces opportunités jugées coûteuses ou réservées aux touristes, la possibilité de découvrir la plongée et d’autres pratiques marines.
Avant de plonger dans cette immersion collective, une séance « Ocean Mindfulness and Ocean Connection », animée par Meghna Raghoobar, a permis aux participants de se recentrer et de se préparer mentalement à vivre l’expérience dans l’océan de manière consciente et intentionnelle.
Et l’initiative Blue SALT ?
Blue SALT (Submerge, Assess, Listen, Take Action) est un mouvement océanique immersif porté par BOSI qui rassemble communautés et « policy makers » pour se reconnecter profondément à la mer. Les participants s’immergent physiquement dans l’océan pour observer et constater directement l’environnement sous-marin, réfléchir et écouter les histoires que l’océan raconte. En transformant l’immersion en prise de conscience puis en action, Blue SALT inspire chacun à comprendre l’état de l’océan et à entreprendre des démarches concrètes pour le protéger.
Un Junior Minister a plongé aux côtés de la communauté ?
La participation du Junior Minister Fabrice David à la première plongée Blue SALT est hautement symbolique. Elle crée un véritable pont entre le leadership politique et l’expérience vécue par la communauté, en montrant que la protection de l’océan est une responsabilité partagée.
En plongeant avec les jeunes et les habitants, le Junior Minister incarne la solidarité, l’humilité et la volonté de constater directement l’état de nos écosystèmes marins. Cet acte renforce l’urgence d’agir pour préserver l’océan à Maurice comme à l’échelle internationale. Il envoie un signal fort que les décisions liées à l’océan doivent s’appuyer sur l’observation directe et un dialogue inclusif, plutôt que sur des discussions confinées dans des bureaux.
Pour la communauté, c’est un moment rare de proximité et d’expérience partagée avec un décideur politique. BOSI veut créer ces espaces de connexion et encourager les leaders à s’engager concrètement avec l’océan. Notre ambition est d’impliquer encore davantage d’acteurs clés, qu’ils soient communautaires ou issus du secteur privé, lors des prochaines éditions de Blue SALT.
Quel a été l’apport du « free diver » invité de la Black Mermaid Foundation et de la Yan Snorkeling School ?
Avec la Black Mermaid Foundation, nous avons initié des dizaines de femmes à l’apnée. Bien plus qu’un sport, l’apnée est un puissant vecteur de confiance en soi. Elle aide à dépasser ses peurs et à développer une relation intime et silencieuse avec l’océan.
La fondation milite pour rendre les espaces marins plus inclusifs pour les femmes et les groupes marginalisés, en parfaite cohérence avec la mission de BOSI, qui vise à démocratiser l’accès à la mer et à briser l’idée que les activités océaniques sont réservées à une élite. Cette collaboration illustre aussi l’esprit de coopération Sud–Sud, où insulaires et communautés côtières s’inspirent et se soutiennent mutuellement.
Nous avons également collaboré avec la Yan Snorkeling School, une initiative mauricienne dédiée à l’apprentissage du snorkeling pour celles et ceux qui n’en ont jamais fait. Leur rôle a été essentiel pour instaurer un cadre accueillant et rassurant, permettant aux débutants de découvrir l’océan en toute confiance. Ensemble, ces partenariats ont ouvert l’océan à toutes et à tous, et pas seulement à ceux qui s’y sentent déjà à l’aise.
Revenons à l’innovation bleue : comment éviter qu’elle ne devienne un terrain d’exclusion ?
Si l’innovation reste associée à des laboratoires étrangers ou à des institutions élitistes, les solutions des îles seront jugées moins crédibles. BOSI existe pour corriger ce biais. J’ai vu le potentiel des start-up océaniques lors de ma bourse Fulbright aux États-Unis, et je veux que les pays insulaires aient les mêmes opportunités. Nous devons offrir des chances équitables aux innovateurs des îles et renforcer nos écosystèmes nationaux.
La langue et le jargon de l’innovation sont-ils aussi des obstacles ?
Le vocabulaire des start-up peut être intimidant et excluant. Dans beaucoup de pays insulaires, l’économie bleue n’est pas encore perçue comme une voie professionnelle stable. Les jeunes et les PME évoluent souvent en marge. Il faut créer des conditions financières, éducatives et institutionnelles pour les soutenir. L’innovation ne commence pas par la perfection, mais par la possibilité.
Pour clore cet entretien, quelles politiques concrètes sont nécessaires pour soutenir les jeunes innovateurs ?
Nous avons besoin de financements patients, d’infrastructures de recherche accessibles et de mesures incitatives pour les entrepreneurs sociaux. Les mécanismes doivent accompagner toutes les étapes, de l’idée à la mise à l’échelle. Le secteur des algues en est un exemple : les permis trop longs à obtenir freinent l’innovation.
Enfin, un soutien ciblé aux femmes et aux jeunes est indispensable pour qu’ils puissent pleinement participer à l’économie bleue.
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